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Peintre peinture noire

La Peinture Noire

La Peinture Noire est sans doute le trait le plus saillant de son œuvre. S’il n’est pas le premier à pratiquer de la « peinture noire », la sienne possède des caractéristiques particulières. S’y croisent des réflexions sur la couleur en tant que telle, des références à l’art africain classique, mais aussi des réflexions de type philosophique et éthique sur le cours de l’histoire, la justice, la mémoire. 

Les peintres de la peinture noire

Llinás s’est fait photographier devant quelques-unes des Peintures Noires phares du 20e siécle.   

Image 1: Ici en 1989, devant Carré noir sur Fond blanc (1915), dans la rétrospective de Malevich au Stedelijk Museum Amsterdam. Une autre photographie dans les archives le montre devant une des Last Paintings qu’Ad Reinhardt exécuta dans les années 1960, en 1979 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. 

Dans les citations qui se trouvent dans ses carnets, le noir est souvent célébré pour son éclat particulier ou en tant que synthèse de toutes les autres couleurs. Dans ce registre d’exaltation est citée Aurélie Nemours: « On se sert du noir parce qu’on sent qu’il y a une concentration, une densité qui est si forte qu’elle est de l’ordre de la lumière ». Cependant, l’Outre-Noir de Pierre Soulages, l’exemple le plus connu en France, ne figure pas dans cette liste. Aurait-il été trop métaphorique? Niait-il la radicalité du noir, sa négation de la figure, la mise en péril de la visibilité, qui attirait Llinás? (Marcel Bauer, un architecte du Bauhaus, avait peint la chambre de Georg Muche en noir. Celui-ci n’y passa qu’une seule nuit, semble-t-il). 

Llinás avait besoin du noir pour créer des contrastes forts avec le blanc – comme il les avait vus chez Franz Kline -, mais aussi pour les nuances de gris qui abondent dans son œuvre. Le contraste, certes, mais d’autant plus perturbante était la confusion entre fond et figure, le point d’ancrage de la théorie de la Gestalt que Llinás jugeait irrecevable. 

L’Afrique

Loin d’être la seule clé de la Peinture Noire, l’Afrique en est bien la seconde dimension. Elle ne semble jouer aucun rôle dans la période cubaine (grosso modo 1946 à 1957, et 1959 à 1963, grosso modo). L’art afro-cubain non plus d’ailleurs, malgré l’impact qu’avait sur lui l’exposition, en 1946, de Wifredo Lam à La Havane, malgré Agustín Cárdenas, membre de Los Once; et malgré l’entremise de Roberto Diago permettant la première exposition individuelle de Llinás, à Matanzas en 1953. La conscience d’être noir était sans doute présente, mais elle n’était pas visible dans sa peinture. 

Le contact avec l’art africain classique se fit dans les musées européens, à partir de 1958, en particulier le Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren, Belgique. 

Image 2: Llinás au Musée royal d’Afrique centrale Tervuren, 2001. 

Llinás possédait plusieurs ouvrages importants sur l’art africain classique et traditionnel, à savoir la sculpture et les masques. Il s’intéressait également aux peintures faciales – géométriques – et aux motifs textiles, qui enrichissaient les signes abakuá, par l’introduction desquels il initia sa Peinture Noire

Llinás appréciait la puissance des motifs africains, mais la Peinture Noire se distingue du primitivisme occidental (voir Robert Goldwater, Primitivisme dans l’art moderne, qui se trouvait dans la bibliothèque du peintre) par le traitement que ces motifs/signes y subissent. Dans les archives du peintre se trouve une série de photos d’un masque qu’il fabriqua pour une exposition en 1987 (l’œuvre, une toile peinte et démontée de son châssis, s’est perdue). On peut y lire sa réaction aux Demoiselles d’Avignon, œuvre de Picasso qui introduit l’art africain classique dans l’art européen du 20e siècle. 

Image 3: Ancestral, 1987. 

Ancestralité qui est donc un masque, occidental. « Ce masque n’est pas moi », pourrait-on lire en sous-titre. 

Dans un autre versant de l’œuvre llinasienne, la gravure sur bois, Llinás ne pouvait ne pas croiser Ernst Ludwig Kirchner, Erich Heckel, Karl Schmidt-Rottluff les expressionnistes allemands maîtres de cette technique. Llinás allait y introduire le collage, inspiré par le livre de Michael Rothenstein, Frontiers of Printmaking, paru en 1966. 

La Peinture Noire et le modernisme occidental

Llinás était attiré par ce qu’on pourrait appeler la tradition expressive qui traverse l’histoire de la peinture occidentale depuis Tintoretto, El Greco, Goya et en passant par Georges Rouault jusqu’aux Nouveaux Fauves allemands des années 1980. Elle exprimait une vision dramatique des injustices et tragédies qui ont marqué l’histoire de l’humanité. 

Selon une version bien établie, Los Once, le groupe d’avant-garde que Llinás avait cofondé en 1953 étaient surtout marqué par l’expressionnisme abstrait new-yorkais. Or la scène havanaise – et en particulier Llinás – recevait aussi des nouvelles de l’informel européen. Ses premières tentatives d’aller vers l’abstraction sont marquées par CoBrA. Ceci dit, l’influence de l’expressionnisme abstrait est indéniable. C’est la gestualité, la visibilité du trait, le all-over pratiqué par Jackson Pollock et Willem de Kooning, que Llinás retiendra; en fait, parmi los Once, seuls Antonio Vidal et Raúl Martínez suivaient cette ligne. 

Il appréciait le formalisme d’un Clement Greenberg, grand théoricien de la réduction de l’art plastique sur ses moyens « propres ». Ceci dit, à l’encontre de l’orthodoxie greenbergienne, il maintenait, avec Max Beckmann, la profondeur de la surface, et avec Paul Klee, il appréciait la notion de cheminement à travers l’œuvre, donnant importance à la dimension temporelle. Cependant, en stimulant l’inconscient, la peinture était un moyen d’auto-analyse, trait qui s’accomode mal de ce credo. Probablement le livre théorique le plus important pour Llinás est L’ordre caché de l’art, d’Anton Ehrenzweig, où psychanalyse et étude formelle sont combinées pour la première fois de façon convaincante. Ehrenzweig s’appuyait essentiellement sur des analyses musicales – le caractère fragmentaire de la mélodie chez Beethoven – et de l’expressionnisme abstrait. 

Un art diasporique 

Fondamentalement, la Peinture Noire est à la croisée des traditions et courants occidentaux et africains. Elle « raconte », en quelque sorte, avec les moyens stylistiques de l’art occidental du 20e siècle, ce qui advient au signe d’origine africaine: sa fragmentation, son oblitération, son invisibilisation, et sa réémergence en tant que Forme. Dans cet entre-deux, entre l’indignation et la jouissance de l’acte de peindre, ne s’établit jamais un équilibre harmonieux. Llinás se sentait proche de Bram van Velde. Dans ses carnets se retrouve une citation éclairante de Bram: « Quand on peint il y a des moments terriblement difficiles, mais il faut avoir le courage de ne pas craindre le pire ». 

L’état fuyant des traces est un aspect qui revient en force dans les dernières années de sa vie. Lorsque dans les années 1970-80 les graffitis et tags commencent à gagner les murs des villes, Jean-Michel Basquiat devint le nouveau héros de Llinás. À ses yeux ses œuvres étaient autant d’affirmations de soi, incertaines pourtant. Llinás y retrouve une pratique ancienne dans son œuvre. 

Image 4: Autoportrait couronné, 1975

Depuis la période cubaine il réalisait des œuvres murales (voir dans la section archive). D’autre part, il aura pu voir les affiches lacérées de Raymond Hains, Jacques Villeglé et Mimmo Rotella dès son premier séjour à Paris, de fin 1957 à janvier 1959. Par le décollage de paquets d’affiches entiers ils amenaient dans l’espace de la galerie la mémoire des rues: c’est ce qui inspire probablement les collages de Llinás, dont la plupart sont faits à partir d’affiches dépourvues d’image; réaction au lettrisme auquel il fut un temps associé dans les années 1960, il peint des signes – ou des ébauches de signes – par-dessus, en faisant en sorte que, par endroits, il devient difficile de distinguer entre fond et premier plan. Il ne s’agit pas simplement d’effacer l’écriture occidentale: celle-ci participe au jeu de l’écriture gestuelle. Le collage est sans doute un instrument puissant dans la confrontation-qui-est-conjonction de deux modes d’expression culturels. En dernière instance, il s’agissait de déhiérarchiser les multiples cultures que Llinás portait en lui et qu’il agençait à l’instar d’un « médium » (c’est ainsi qu’il se définissait). 

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